Par dessus bord !
Comment est-ce possible ? Plus que la peur, c’est une totale incompréhension et une sorte de fureur que je ressens.
Cela fait plus de quarante ans que je pratique la navigation dans le Cap de la Hague, avec l’impression de connaître tous ses récifs, ceux toujours émergés et ceux qui apparaissent au grès des marées, les endroits où le courant est violent et ceux où j’ai le plus de chance d’attraper un poisson à la traîne ou un homard dans mon casier.
En une seconde, une vague, pas très grosse, un mètre tout au plus, s’est levée sur ma droite et a déferlé au mauvais moment, retournant mon Zodiac instantanément sans que le coup de barre initié ait le temps de faire virer mon bateau.
Je grimpe sur la coque retournée et commence à analyser la situation.
Mon métier de pilote de ligne m’a appris que, face à une situation imprévue, il ne faut surtout pas se précipiter. Avant d’agir, il faut lister les faits, les options, les risques associés puis prendre une décision, l’exécuter et vérifier régulièrement que la décision prise demeure compatible avec l’évolution en temps réel de la situation.
Nous appelons cela le FORDEC. Et, puisque tous les six mois je passe des heures dans un simulateur de vol pour maîtriser l’exercice, je vais tenter de restituer mon apprentissage. Car, cette fois-ci, c’est du réel et j’ai bien conscience, qu’à l’issue de la séance, il n’y aura pas de débriefing ni d’appréciation mais que le cours de mon existence risque d’être impacté d’une façon assez radicale !
Aussi, je décide après analyse de ne surtout pas quitter mon bateau retourné pour tenter de rejoindre la côte à la nage. Le courant est puissant et, si j’atteignais le rivage, il n’y aurait que des roches battues par les vagues pour m’accueillir et je risquerais de me fracturer un membre. Je serais alors incapable de me mettre en sécurité.
Je récupère mon ancre pour ne pas dériver vers le large où j’aperçois les déferlantes et les marmites causées par le Raz Blanchard. C’est un échec : la force du courant a raison de mon amarre et me voici emporté vers des rapides qui longent le Nez de Jobourg.
Je ne peux atteindre mes VHF qui sont rangées dans la console. Mon bateau filant au-dessus de récifs affleurant la surface de l’eau, j’estime trop risqué de tenter une apnée sous celui-ci.
Pour ce qui est du téléphone, il a rendu l’âme malgré sa pseudo étanchéité. Il m’est donc impossible de contacter qui que ce soit. Moi qui adore naviguer des heures dans cet endroit si sauvage, je trouve la côte du Cap de la Hague un peu trop déserte cette fois-là.
Après une quarantaine de minutes de dérive tumultueuse entre les innombrables « cailloux » qui bordent la côte, j’aperçois des promeneurs sur le chemin douanier. J’agite au dessus de ma tête mon gilet de sauvetage et, après de longues secondes, ils me font des signes de la main.
J’espère alors qu’ils ont pris conscience de ma situation, quelque peu inconfortable. Cela peut sembler évident mais ces promeneurs m’ont aperçu à peine une minute et à près de cent cinquante mètres du niveau de la mer. À cette distance et vu d’en haut, le côté pile d’un semi-rigide est très similaire du côté face !
Ma situation se dégrade ensuite car le courant m’emporte inexorablement vers le large. Je commence à souffrir d’hypothermie et douter de mes chances de survie… On devrait peindre SOS sur la carène des bateaux !
Dans la direction du port de Goury, il me semble apercevoir un bateau. C’en est bien un et, à mon grand soulagement, il se dirige vers moi.
Quand je distingue qu’il est de couleur verte et orange, je réalise que, si je m’accroche encore un quart d’heure, je serai sauvé.
J’ai probablement, comme toute personne naviguant, éprouvé une grande admiration pour les bénévoles de la SNSM et leur capacité à sortir les jours de tempête pour porter secours aux naufragés. Ce jour-là, j’ai été extrêmement touché par les mots qu’ils m’ont dit. Alors que j’exprimais ma gêne du fait qu’ils aient eu à risquer leur vie pour me porter assistance, l’équipage m’a immédiatement demandé de cesser de présenter des excuses, m’expliquant qu’eux aussi aimaient les sorties en mer, qu’ils ignoraient les causes de mon naufrage mais que ce qui importait était de me réchauffer et me ramener mon bateau et moi au bord.
Ces phrases déculpabilisantes et d’une très grande gentillesse m’ont ému et réconforté. Je suis certain qu’elles m’ont aidé à digérer rapidement cette mésaventure et ainsi permis de repartir sur l’eau avec toujours le même plaisir… et une VHF sur moi !
Je tiens à exprimer ma plus sincère reconnaissance à toutes les personnes œuvrant pour la SNSM. Ils offrent aux usagers de la mer que nous sommes une incroyable sécurité. Sans leur dévouement, nous n’aurions plus cette réconfortante impression d’avoir un ange gardien qui veille sur nous lorsque nous naviguons.
Il nous faut les soutenir, être prudent et avoir toujours sur soi un moyen de les appeler à l’aide.